ostrakon LoÏe Fuller (série 2)
tirage à l'encre pigmentaire
420x360cm
2021


ostrakon LoÏe Fuller (série 1)
tirage à l'encre pigmentaire
30x40cm et 80x120cm
2020

Silencio
Corinne Rondeau*

Depuis quelques temps, le champ de l'art ressemble à une scène de L 'Avventura de Michelangelo Antonioni : des personnages entrent dans l'image de façon chaotique. après la disparition d'une femme. On scrute, on appelle, la nuit tombe, le vent se lève, on se questionne. Au milieu des inquiétudes, des tourbillons de significations et d'explications, Marion Lachaise propose une autre aventure : reprendre la main sur le temps, calmement. Regard vif, je l'écoute parler de la « beauté silencieuse d'objets échoués ». Depuis plusieurs années. elle ramasse des concrétions d'huîtres sur la côte Atlantique de son enfance. Je l'imagine s'incliner, prendre d'une main libre.

La main libre est Prélude. À la lumière de l'atelier, loin du rivage des certitudes et des interprétations, Marion Lachaise tourne du bout des doigts l'amas de coquilles. pendant que l'œil cherche détails. impulsions. variations. De couches d'agrégats en lignes dessinées par le temps, elle fragmente visuellement la forme naturelle. Puis s'ingénie à faire du fragment une unité qui a les caractéristiques d'une note de musique : une position dans l'espace, la durée d'une intensité, la forme d'une émotion. Quelle que soit la pratique utilisée et exposée, l'ensemble des pièces ressemble à des mouvements d'une partition : Ad libitum. à volonté : Adagietto, aussi lent que possible: Tutti, tous ensemble.

Ad libitum. La main dépose la concrétion. Cadre serré sur fond noir en lumière naturelle, l'objectif fixe l'enveloppe minéralisée. À l'image, le miracle a lieu : toute reconnaissance est perdue. Adieu ostracum ! Bord du manteau déchiré devenu brillance suave. Adieu à la structure. Jeu de volutes en prodiges austères de plis, remous des profondeurs de l'ombre, propices opacités à la sensualité, art grotesque passé maître en voyeurisme si affinité ... Tout le plaisir de la métamorphose s'agite. Perpetuum mobile à la façon d'une Loïe Fuller: ce qui se perd se gagne d'une nouvelle réalité formelle. Et. à notre grand plaisir, le repos de l'art n'arrive jamais.

Adagietto. Rien de tel que le plomb pour la lenteur. Apprécié du décadent XIXèfne siècle, il est l'épreuve d'une puissante inertie, et d'une pesante mollesse. Il a la lascivité des anges et la pureté froide, souple et lisse de leur impossible peau. Modeler, plier, froisser des feuilles de plomb devient un métier de patience à l'élever en le relevant. Capricieux à l'excès, il faut lui opposer une force certaine pour équilibrer son centre de gravité d'une extension, d'une torsion. Buvant la lumière, s'affaissant de sa propre masse, il est vivant jusqu'à l'expressivité. li est comme l'art et la nature, il fait des plis. li a ses recoins, ses éclats, ses renflements, ses déchirures. La main libre impose un tour de légèreté à la force d'inertie, il est fait de la vertu même de la vie, l'instabilité.

Tutti. Photographie, sculpture, peinture, dessin, mise en scène des pratiques, toutes ensemble. Avec une main libre et un esprit anachronique, Marion Lachaise active des passages avec des gestes simples. Ramasser, presser, poser, étirer, plier, froisser, écraser, combiner, coloriser, isoler, associer, coller, ... Et à l'instar du monde travaillé par la fragmentation, plombé par la profusion des bavardages et le trop-plein des images, elle fait le choix d'étrangéiser ses formes pour étourdir la reconnaissance. Elle laisse aller, attend le regard attentif qu'aucune de ses formes ne se ferme sur un dessein, ne bute sur une anecdote.

*Corinne Rondeau est maître de conférences en esthétique et sciences de l'art à l'Université de Nîmes, critique d'art et collaboratrice à France Culture.